"Blanchiment"

Réunir. Voilà vingt années, précisément depuis son départ de Corée du Sud, que Young-hee Hong tend de
toutes ses forces et avec les moyens les plus variés à réunir ce qui est séparé. Avec une ingénieuse
diversité de techniques, elle fait se rencontrer les contraires: elle unit l’artificiel au naturel, le mou au dur…
Et parmi toutes les formes possibles, parmi toutes les surfaces, toutes les substances, elle choisit celles qui,
systématiquement sont les plus antinomiques. Pour en extraire l’essence. Pour elle, plus forts sont les liens,
plus les propriétés intrinsèques des opposés ont la chance de se révéler.

De ce point de vue, l’opération Blanchiment semble marquer un tournant decisive, car après avoir concentré
son énergie à resserrer des liens, brusquement l’artiste relâche la tension. Pourquoi des liens cèdent - ils ?
La question ne pouvant trouver de réponse satisfaisante dans le simple registre matériologique, elle
l’aborde sur un autre plan: quelles sont les raisons qui poussent certaines personnes à justement prendre
de la distance par rapport aux choses matérielles? Elle rend visible ce qui habituellement nous échappe dans
notre relation aux choses. Face à l’insatiable aspiration de notre société qui incite à l’acquisition de biens
(qu’ils soient de consommation ou non), Young-hee propose - le temps d’une exposition - une courte pause.
Et elle en montre les effets. Plongée donc dans les raisons d’un abandon. Histoire d’une série de petits
désenchantements qui réservent des surprises et quelques éclats de jubilation.


 Sans doute est-il toujours hasardeux d’essayer de déterminer les causes qui pourraient être à l’origine de
mutations dans le domaine artistique, cependant il paraît impossible ici de passer sous silence un évènement
grave: l’ensemble des œuvres réalisées par Young-hee a été détruit dans un incendie survenu en 2002.
Gageons que le travail de deuil, comme l’appelle les spécialistes, qu’elle a effectué, a permis à la personne
et à l’artiste de cultiver en elle une différence qu’elle a pu faire passer dans son mode de vie comme
dans sa manière d’envisager son activité.

La rencontre

Invitée par l’Institut français de Stuttgart à effectuer une résidence, l’artiste a voulu s’adapter le plus
efficacement au contexte général qui lui était proposé en prenant en compte la globalité de la situation:
la structure institutionnelle et le milieu socio-économique dans lesquels s’inscrivait son intervention. Pour
remplir au mieux les conditions d’une rencontre réelle et effective avec la population dans toute sa diversité,
elle a invité, à son tour, toute personne intéressée à entrer en contact avec elle, dans le lieu mis à sa
disposition. Les personnes qui ont pu prendre connaissance de son projet sur un site internet étaient priées
d’apporter un objet dont elles souhaitaient se débarrasser; de cette manière, une partie, même minime de leur
cadre de vie était appelé à  trouver sa place dans un dispositif de type culturel. « Je passe, constate-t-elle,
d’une attitude artistique habituelle, où ce qui importait était mes intentions, mes choix personnels, à une
manière où, volontairement, je deviens tributaire d’autrui ».

Une fois les présentations faites et la discussion engagée, l’artiste propose à son invité de parler de l’objet
qu’il a apporté devant une caméra-vidéo; l’occasion lui est donnée de raconter des histoires liées à l’objet ou
de garder le silence; il a toute liberté, il n’y a pas d’obligation particulière ni de durée ni de langue. Réussir à se
séparer d’un objet est parfois vécu comme un véritable soulagement; cet effort fait sur soi procure une réelle
sensation de bonheur, supérieure même parfois au plaisir d’une acquisition.

Le blanchiment
 
Les objets ayant été collectés, l’artiste les recouvre intégralement de couleur blanche; ce blanchiment
marque une rupture, l’objet perd alors son aspect et sa fonction initiale. Le blanchiment efface en quelque
sorte l’objet; il le lave et l’allure quasi fantomatique qu’il revêt lui fait perdre son statut antérieur. Blanchi,
il se trouve libéré de toute obligation, il est « disculpé », débarrassé des affects dont son propriétaire
pouvait l’avoir chargé; à l’issue de cette sorte de baptême symbolique, l’artiste marque l’objet d’un
tampon BLANCHIMENT-STUTTGART; elle y ajoute un numéro et la date 2009. En français, le terme
blanchiment désigne surtout aujourd’hui, une opération financière douteuse destinée à masquer l’origine
frauduleuse d’argent sale; ici, c’est l’artiste qui, par le pouvoir de son geste de blanchiment, confère à un
objet devenu sans intérêt non seulement une nouvelle existence mais une espèce de valeur autre,
instituée depuis un ailleurs.
 
L‘installation, la dispersion et la carte de débit

 Le principe adopté pour cette installation est de présenter ensemble les objets collectés et blanchis de manière
à les éloigner le plus possible du type de rangement habituel. Hors de son contexte d’origine, blanchi
et suspendu à la hauteur des yeux, au milieu de l’exposition, chaque objet est appelé à s’ouvrir à des
interprétations nouvelles: de futures destinations imaginaires deviennent possibles. La projection sur grand
écran des personnes qui évoquent l’objet de leur choix vise le même but de dématérialisation que
le blanchiment: les paroles, volontairement mêlées produisent un son intentionnellement incompréhensible,
donnant la possibilité à la parole de prendre ses distances par rapport à l’objet, même si quelquefois ce que
dit une personne ou une autre redevient audible. Par ce son brouillé, même l’histoire de l’objet doit s’effacer.
Cette sorte de blanchiment sonore redouble pour ainsi dire le blanchiment visuel. Une part d’intimité se dégage
 de cette écoute et de cette vision, entraînant le visiteur dans un voyage vers un invisible.

Ayant remarqué le caractère très personnel, instructif et touchant de ces témoignages, tous différents
dans leurs propos et leurs façons d’aborder la même expérience, Young-hee Hong choisit après-coup
de les transcrire (en allemand et en français) pour les exposer dans des cadres dénichés dans des commerces
de seconde main. Chaque texte est traité typographiquement de manière différente, ceci pour restituer
le caractère unique de chaque témoignage. Seul le cadre bénéficie du même blanchiment que les objets,
provoquant ainsi (involontairement) un trouble dans l’esprit des visiteurs, ne sachant pas exactement ce qui,
dans l’exposition « fait oeuvre ».

Au cours du vernissage, l’artiste propose aux visiteurs une liste avec la possibilité de réserver un objet
de l’installation. Ainsi, le jour du finissage, conçu à la manière d’un happening, les spectateurs peuvent partir
avec les objets choisis, et le texte correspondant encadré. Ils repartent comme n’importe quel client qui
sortirait d’un commerce. Mais à la notable différence près, qu’ici, il n’y a pas de transaction monétaire. On
rentre chez soi avec une œuvre d’art… gratuite. Et la scène de la remise s’avère particulièrement festive. Le rôle
de l’artiste ici se limite à celui d’intermédiaire entre les choses et les personnes, mais celles-ci sont toutes
diversement conscientes qu’une mutation s’est effectuée: l’artiste est incontestablement une sorte de passeur…

Pour inscrire cette opération dans le temps, Young-hee Hong a mis au point ce qu’elle appelle
une carte de débit qu’elle remet à chaque donateur présent. Alors que généralement les cartes sont de crédit,
cette carte de débit encourage évidemment l’attitude diamétralement opposée: ces détenteurs sont invités,
à l’avenir, à poursuivre dans la voie d’échange et de don plutôt que de céder à la pression marchande.

Reste une inconnue : quelle place trouvera ce nouveau - venu dans l’intimité des récipiendaires ?
D’une manière ou d’une autre, il aura réussi à franchir la frontière invisible qui sectorise de façon
toujours plus abusive le public du privé et la sphère sociale de la sphère culturelle. L’objet continuera
à résister et, jusque dans l’intimité des foyers, il rappellera à une vigilance: il ne s’agit pas seulement
de faire de l’art ou de l’exposer, il faut le vivre. Et le partager.

  Claude Rossignol

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